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9 Octobre – LES GRANDS

 

 

Raconté par une belle fille, tout cela avait eu du sens. À présent que j’étais rentré chez moi et seul dans mon propre lit, c’était très différent. Même Link n’y croirait pas. J’ai tenté d’imaginer notre discussion : la nana qui me plaît, et dont je ne connais pas le prénom, est une sorcière… pardon, une Enchanteresse issue de toute une tribu d’Enchanteurs et, dans quatre mois, elle découvrira si elle est bonne ou mauvaise. Elle est capable de déclencher des typhons à l’intérieur d’une pièce et de briser les vitres d’une fenêtre. De plus, j’arrive à voir le passé quand je touche le camée qu’Amma et Macon Ravenwood, lequel n’est finalement pas si reclus que ça, veulent que j’enterre. Un camée qui s’est matérialisé sur le portrait d’une femme à Ravenwood Manor qui, au passage, n’est pas une maison hantée mais une demeure merveilleusement restaurée dont la décoration change chaque fois que j’y mets les pieds, histoire de rendre visite à celle qui me brûle, me secoue, me détruit d’un seul effleurement.

Et figure-toi que je l’ai embrassée. Et qu’elle m’a rendu mon baiser.

Non, tout cela était par trop inconcevable. Y compris pour moi. J’ai roulé sur le flanc.

 

Gifle.

Les courants d’air fouettaient mon corps.

Je m’accrochais à l’arbre, cependant que le vent m’assaillait de ses bourrasques, et que ses hurlements me déchiraient les tympans. Autour de moi, des tourbillons s’affrontaient, prenaient de la vitesse et de la force de seconde en seconde. La grêle s’abattait comme si la nue s’était ouverte. Il fallait que je me mette à l’abri.

Sauf que je n’avais nul endroit où me réfugier.

Lâche-moi, Ethan ! Sauve ta peau !

Je ne la voyais pas. L’ouragan était trop violent. Pourtant, je la sentais. Je serrais son poignet avec tant de hargne que j’étais persuadé qu’il allait se rompre d’un instant à l’autre. Tant pis. Je ne la lâcherais pas. Changeant de direction, le vent m’a soulevé du sol. J’ai raffermi ma prise autour du tronc et autour de son bras. Malheureusement, la puissance de la tempête nous séparait.

M’arrachait à l’arbre, m’arrachait à elle. Son poignet a glissé entre mes doigts.

Je ne tenais plus.

 

Je me suis réveillé, secoué par une quinte de toux. Les assauts du vent me brûlaient encore la peau. Comme si avoir failli mourir à Ravenwood ne suffisait pas, voilà que mes rêves revenaient. C’était trop pour une seule nuit, même pour moi. La porte de ma chambre était béante, ce qui était bizarre, puisque je m’étais mis à la verrouiller, ces derniers temps – pas question qu’Amma profite de mon sommeil pour venir m’envoûter de l’un de ses charmes vaudous. J’étais sûr d’avoir fermé à clé.

J’ai contemplé le plafond. Je n’arriverais pas à me rendormir. En soupirant, j’ai tâtonné autour de moi, en quête de la vieille lampe de poche que je conservais près de mon lit. J’ouvrais Snow Crash, de Neal Stephenson, à l’endroit de mon marque-page, quand j’ai perçu un bruit. Des pas ? Ils venaient de la cuisine, discrets mais audibles. Mon père s’octroyait peut-être une pause. Voilà qui m’offrait une occasion de converser. À condition d’avoir beaucoup de chance.

Cependant, lorsque j’ai atteint le pied de l’escalier, j’ai constaté qu’il ne s’agissait pas de lui. Son bureau était fermé, un rai de lumière filtrait sous la porte. Donc, c’était Amma. À l’instant où je me courbais pour entrer dans la cuisine, je l’ai aperçue qui décampait dans le couloir desservant sa chambre. Pour autant qu’elle puisse décamper, s’entend. La moustiquaire de derrière a couiné. Quelqu’un était entré. Ou sorti. Après les événements de la soirée, c’était une distinction qui avait son importance.

J’ai contourné la maison. Un vieux pick-up abîmé, une Studebaker des années 50, attendait près du trottoir, moteur au ralenti. Penchée à la fenêtre, Amma parlait au chauffeur. Elle lui a tendu son sac avant de grimper à bord. Où se rendait-elle ainsi au beau milieu de la nuit ?

Il fallait que je la suive. Or, filer la femme qui aurait pu tout aussi bien être ma mère biologique tandis qu’elle montait dans le tas de boue d’un inconnu était une tâche ardue quand vous n’aviez pas de voiture. Je n’avais pas le choix. Je devais emprunter la Volvo. Le véhicule que conduisait ma mère lors de son accident ; telle était la première chose qui me traversait l’esprit quand je la voyais.

Je me suis glissé derrière le volant. L’habitacle sentait les vieux journaux et le produit à vitres. Comme toujours.

 

Circuler sans phares s’est révélé plus compliqué que je ne l’aurais cru. Heureusement, j’avais deviné que la camionnette se dirigeait vers Wader’s Creek. Amma retournait sans doute chez elle. Le pick-up a quitté la Nationale 9 pour s’enfoncer dans les terres. Quand il a fini par ralentir et se ranger le long de la route, j’ai coupé le contact et garé la Volvo sur le bas-côté. Amma a ouvert la portière, et le plafonnier s’est allumé. J’ai plissé les yeux. Le conducteur était Carlton Eaton, le facteur. Pourquoi Amma avait-elle demandé à Carlton Eaton de lui servir de chauffeur en pleine nuit ? Alors qu’ils ne s’étaient jamais adressé la parole, à ma connaissance du moins ?

Après quelques mots, Amma est descendue et a refermé la portière. La camionnette s’est éloignée en rugissant. Je suis sorti à mon tour et j’ai entrepris de suivre ma gouvernante. Amma était une femme d’habitudes. Quelle que soit la chose qui l’avait attirée jusqu’au marais à des heures indues, elle revêtait forcément une ampleur autre que celle de ses clients ordinaires.

Elle a disparu dans les broussailles, le long d’un sentier gravillonné que quelqu’un s’était donné beaucoup de mal à aménager. Ses pas crissaient. Moi, je marchais dans l’herbe bordant le chemin pour éviter de me faire repérer. J’ai eu beau tenter de me convaincre que mon unique raison était que je ne souhaitais pas qu’Amma me surprenne en train de baguenauder à la lune, j’avais surtout peur qu’elle me chope en flagrant délit d’espionnage.

 

Il n’était pas difficile de deviner pourquoi on avait baptisé l’endroit Wader’s Creek[12]. On était en effet obligé de traverser des mares d’eau sombre pour y parvenir. En tout cas, quand on empruntait le chemin d’Amma. La lune n’aurait pas été pleine que je me serais brisé le cou à tenter de la filer dans le labyrinthe de chênes aux troncs moussus et de fourrés. Nous approchions du marécage, je l’ai humé dans l’air tiède et épais comme une seconde peau.

Les berges du marigot étaient bordées de plates-formes en bois constituées de rondins de cyprès reliés par des cordes – le bac du pauvre. Elles étaient alignées comme des taxis attendant leurs passagers, prêtes à transporter quiconque sur les eaux. Dans le clair de lune, j’ai aperçu Amma qui, en experte, éloignait son radeau de la rive à l’aide d’un long bâton avant d’utiliser ce dernier comme une rame pour se propulser sur la berge opposée.

Bien que je ne sois pas venu chez Amma depuis des années, je n’aurais pas oublié ce genre d’acrobatie. Conclusion, nous avions sans doute emprunté un autre itinéraire à l’époque, même s’il m’était difficile de m’orienter dans l’obscurité. Le seul détail clair, c’était l’état de pourrissement des rondins ; chaque plate-forme semblait plus instable que sa voisine. Je me suis résolu à prendre la première venue.

La manœuvrer a été bien plus difficile que ce que le spectacle d’Amma aurait pu laisser croire. De temps en temps, une éclaboussure retentissait, quand la queue d’un alligator frappait la surface au moment où le saurien se glissait dans l’eau. J’ai été heureux de ne pas avoir songé à traverser la rivière à pied. Après un dernier coup de perche dans le sol marécageux du bayou, j’ai heurté la rive. J’ai sauté sur le sable et j’ai repéré la maison d’Amma, petite, modeste, où brûlait une unique lampe, derrière une fenêtre. Les montants de celle-ci étaient du même bleu que les nôtres. La baraque était en cyprès, telle une excroissance du marais.

Il y avait un détail étrange, cependant. Dans l’air. Une odeur aussi forte et entêtante que celle des citrons et du romarin. Ce qui était improbable, et ce pour deux raisons. Le faux jasmin, ou jasmin des Confédérés, ne fleurissait qu’au printemps, pas en automne, et il ne poussait pas dans ces parages humides. Pourtant, son parfum régnait en maître, reconnaissable entre mille. Comme tant de choses cette nuit-là, c’était irréel.

J’ai observé la cahute. Rien. Amma avait peut-être décidé de rentrer chez elle, tout simplement. Si ça se trouve, mon père était au courant, et je traînais dans le coin au risque d’être dévoré par les alligators pour rien.

Je m’apprêtais à rebrousser chemin, regrettant déjà de ne pas avoir semé de miettes de pain en route, quand la porte de la maisonnette s’est rouverte. Dans l’encadrement, éclairé de l’intérieur, j’ai vu Amma qui rangeait des objets que je ne distinguais pas dans son sac à main en cuir verni blanc du dimanche. Elle-même portait sa meilleure robe, celle réservée à la messe, couleur lavande, des gants blancs et un bibi assorti décoré de fleurs. Très chic.

Elle est repartie en direction du marécage. Comptait-elle patauger dans la gadoue alors qu’elle était sur son trente et un ? Je n’avais guère apprécié de crapahuter jusque chez elle, mais me traîner en jean au milieu du marigot a été encore pire. La boue était si dense que, à chaque pas parcouru, j’avais l’impression de m’extirper du ciment. J’ignore comme Amma se débrouillait pour avancer, dans sa tenue et à son âge.

Pourtant, elle paraissait savoir très précisément où elle allait. Elle a fini par s’arrêter dans une clairière pleine de hautes herbes. Les branches des cyprès se mêlaient à celles des saules pleureurs, créant un dais de verdure. Un frisson m’a secoué, alors que la température avoisinait encore les vingt et un degrés. Après tout ce dont j’avais été témoin ce soir, il y avait quelque chose d’effrayant, dans cet endroit. Une brume montait de l’eau, telle de la vapeur s’échappant de sous le couvercle d’une marmite en ébullition. Je me suis rapproché. Amma tirait des objets de son sac, dont le cuir verni blanc luisait sous la lune.

Des os. On aurait dit des os de poulet.

Elle a marmotté quelques paroles aux débris avant de les déposer dans une petite bourse, guère différente de celle qu’elle m’avait donnée afin de dompter le pouvoir du médaillon. Fouillant de nouveau dans son sac, elle en a sorti un essuie-mains pelucheux comme ceux qu’on trouve dans les toilettes des dames et s’en est servi pour frotter la boue qui tachait sa robe. J’ai distingué des lueurs blanches pareilles à des lucioles, j’ai capté des bribes d’une musique lente et lourde, de même que des éclats de rire. Quelque part, et pas si loin que ça, des gens buvaient et dansaient dans le bayou.

Amma a relevé la tête. Quelque chose avait attiré son attention, alors que je n’avais rien entendu.

— Montre-toi ! Je sais que tu es là.

Je me suis figé, au bord de la panique. Elle m’avait repéré !

Ce n’est pas à moi qu’elle s’était adressée, toutefois. De la brume accablante a surgi Macon Ravenwood, un cigare au coin des lèvres. Il paraissait détendu, comme s’il venait de descendre d’une limousine et non de franchir des étendues d’eau noire et sale. Comme d’ordinaire, il était très élégant, dans l’une de ses chemises blanches amidonnées. Et immaculé. Alors qu’Amma et moi étions couverts de boue et d’herbes jusqu’aux genoux, il était propre comme un sou neuf.

— Il était temps, a ronchonné Amma. Tu sais pourtant que je n’ai pas toute la nuit devant moi, Melchizedek. Il faut que je rentre. Et puis, je n’apprécie pas beaucoup d’être convoquée jusqu’ici, à des kilomètres de la ville. C’est malpoli. Pour ne pas dire pénible. (Elle a reniflé.) Malcommode, même.

M.A.L.C.O.M.M.O.D.E. Dix lettres verticales. J’ai épelé le mot dans ma tête.

— Ma soirée n’a pas été de tout repos non plus, Amarie. Mais l’affaire était urgente.

Macon a avancé de quelques pas. Reculant, Amma a tendu un doigt maigre vers lui.

— Reste où tu es ! a-t-elle exigé. Je n’aime pas me retrouver dehors avec ceux de ton espèce par des nuits pareilles. Pas du tout. Tu ne m’approches pas, je ne t’approche pas.

Il a regagné sa place d’un pas décontracté tout en faisant des ronds de fumée dans l’air.

— Pour revenir à ce qui nous intéresse, des événements récents exigent notre intervention immédiate, a-t-il soupiré. « La Lune, quand elle est la plus pleine, est aussi le plus loin du Soleil[13] », pour citer nos amis les hommes d’Église.

— Pas la peine de jouer l’érudit avec moi, Melchizedek. Qu’y a-t-il de si important pour que tu m’aies tirée du lit à des heures indécentes ?

— Entre diverses choses, le médaillon de Genevieve.

Amma a failli hurler et a plaqué un foulard devant son nez. Visiblement, elle ne pouvait même pas supporter qu’on prononce le mot « médaillon » devant elle.

— Et alors ? Je t’ai dit que je l’avais Scellé et je lui ai ordonné de le rapporter à Greenbrier et de l’enterrer. Une fois dans le sol, cet objet est inoffensif.

— Faux et faux. Il l’a conservé. Il me l’a montré dans le sanctuaire de ma propre demeure. De plus, je ne suis pas sûr que quoi que ce soit puisse Sceller un talisman aussi ténébreux.

— Ta maison… quand est-il allé chez toi ? Je lui avais pourtant défendu de mettre les pieds à Ravenwood.

Amma était carrément furieuse, à présent. Super. Elle allait trouver un moyen de me faire payer ça.

— Tu devrais mieux le tenir en laisse. Ce n’est pas un garçon très obéissant, à l’évidence. Je t’avais prévenue que cette amitié serait dangereuse, qu’elle risquait de se transformer en quelque chose de plus fort. Or, un avenir entre ces deux-là n’est pas envisageable, tu en es consciente.

Amma bougonnait, comme toujours quand elle découvrait que je ne l’avais pas écoutée.

— Il m’obéissait avant de rencontrer ta nièce, je te signale. Ne rejette pas la faute sur moi. Nous ne serions pas dans un tel pétrin si tu ne l’avais pas fait venir, pour commencer. Je vais m’en occuper. Je vais lui interdire de la revoir.

— Ne dis pas de bêtises. Ce sont des adolescents. Plus nous essayerons de les séparer, plus ils s’efforceront d’être ensemble. Ce ne sera plus un problème dès qu’elle aura été Appelée, pour peu que nous vivions jusque-là. En attendant, contrôle ce gamin, Amarie. Plus que quelques mois. La situation est assez pénible comme ça sans qu’il vienne flanquer la pagaille.

— Merci de ne pas me parler de pagaille, Melchizedek Ravenwood. Ma famille répare la pagaille que la tienne sème à tout vent depuis plus de cent ans. J’ai gardé tes secrets, comme tu as gardé les miens.

— Ce n’est pas moi, la Voyante qui a échoué à deviner qu’ils découvriraient le médaillon. As-tu une explication ? Comment tes amis les esprits se sont-ils débrouillés pour rater ça ?

D’un geste moqueur, il a désigné les alentours avec son cigare. Amma l’a fusillée du regard, furibonde.

— N’insulte pas les Grands ! Pas ici. Ils ont leurs raisons. S’ils ne m’ont rien révélé, c’est sûrement pour quelque chose.

Se détournant de Macon, elle a enchaîné :

— Ne l’écoutez pas. Je vous ai apporté vos plats préférés : des crevettes, de la bouillie d’avoine et de la tarte au citron meringuée.

J’ai compris qu’elle ne s’adressait plus à son interlocuteur. Elle a tiré la nourriture de boîtes en plastique et l’a placée sur une assiette qu’elle a déposée par terre. Une petite pierre tombale se dressait juste à côté. Quelques autres étaient éparpillées alentour.

— Ceci est notre Grande Maison, la grande maison de ma famille, tu entends, Melchizedek ? Ma grand-tante Sissy. Mon arrière-grand-oncle Abner. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère Sulla. Je t’interdis d’offenser les Grands dans leur Maison. Si tu veux des réponses, montre un peu de respect.

— Je suis désolé.

Elle a patienté.

— En toute sincérité.

— Et attention à ta cendre, a-t-elle reniflé, hautaine. Il n’y pas de cendrier ici. Toi et tes sales habitudes !

Macon a secoué son cigare au-dessus de la mousse.

— Bon, a-t-il ensuite repris, passons aux choses sérieuses. Nous n’avons guère de temps. Il faut que nous découvrions où Saraf…

— Chut ! Ne prononce pas Son nom. Pas cette nuit. Nous ne devrions pas être ici, d’ailleurs. La demi-lune est pour la magie blanche, la pleine pour la noire. Ce n’est pas une nuit à être dehors.

— Nous n’avions pas le choix. Un épisode des plus déplaisants s’est produit, j’en ai peur. Ma nièce, celle qui a été vouée aux Ténèbres quand elle a été Appelée, a déboulé aux Journées du Clan.

— La fille de Del ? Ce poison ?

— Ridley, oui. Personne ne l’avait invitée, bien entendu. Elle a franchi mon seuil au bras du garçon. J’ai besoin de savoir si c’est une coïncidence.

— Pas bon, ça, a grommelé Amma en se balançant d’avant en arrière sur ses pieds. Pas bon du tout.

— Alors ?

— Les coïncidences, ça n’existe pas, tu le sais.

— Enfin une chose sur laquelle nous sommes d’accord.

J’étais paumé. Macon Ravenwood ne sortait jamais de chez lui et, pourtant, il était là, en plein marécage, à se disputer avec Amma – dont je ne soupçonnais pas qu’il la connaissait – à mon sujet, à celui de Lena et du camée. Une fois encore, ma gouvernante a fourragé dans son sac.

— Tu as apporté le whisky ? Oncle Abner ne crache jamais sur sa petite goutte.

Macon a tendu une bouteille.

— Pose-la ici, lui a ordonné Amma en désignant le sol. Et recule.

— Malgré toutes ces années, je constate que tu as encore peur de me toucher.

— Je n’ai peur de rien. Simplement, garde ton quant-à-soi. Je ne me mêle pas de tes affaires, je veux en savoir le moins possible.

Il a placé le flacon par terre, à quelques pas d’Amma. Cette dernière l’a ramassé, a versé du whisky dans un petit verre et l’a bu. De ma vie, je ne l’avais vue avaler de boisson plus forte que du thé sucré. Ensuite, elle a mouillé d’alcool l’herbe qui recouvrait la sépulture.

— Nous avons besoin que tu intercèdes, oncle Abner. J’appelle ton esprit en ces lieux.

Macon a toussoté.

— Ne me tape pas sur les nerfs, Melchizedek, l’a averti Amma.

Elle a fermé les yeux et a levé ses bras grands ouverts au ciel, la tête rejetée en arrière, comme si elle communiquait en direct avec la Lune. Puis elle s’est penchée et a secoué la bourse qu’elle avait sortie de son sac. Le contenu s’est répandu sur la tombe. De minuscules os. J’ai espéré qu’il ne s’agissait pas de ceux d’un poulet rôti qu’elle avait pu me servir à un repas, mais j’ai eu le sentiment que si.

— Que disent-ils ? s’est enquis Macon.

— Je n’obtiens pas de réponse, a lâché Amma en éparpillant les restes à droite et à gauche.

L’apparence composée de son interlocuteur a commencé à se fissurer.

— Nous n’avons pas de temps à perdre avec ces bêtises ! Quelle Voyante es-tu, qui ne vois rien ? Il reste quatre mois avant qu’elle n’ait seize ans. Si elle devient Ténèbres, elle nous damnera tous, Mortels ou Enchanteurs. Nous avons une lourde responsabilité, une responsabilité que nous avons accepté d’endosser, toi comme moi, il y a longtemps. Toi envers les Mortels, moi envers les Enchanteurs.

— Inutile de me rafraîchir la mémoire ! Et baisse d’un ton, tu veux ? Je n’ai pas envie que mes clients rappliquent et nous trouvent ensemble. J’aurais l’air de quoi, hein ? Un membre respectable de la communauté comme moi ? Alors, merci de ne pas bousiller mes affaires, Melchizedek.

— Si nous ne découvrons pas où est Saraf… où Elle est, et ce qu’elle mijote, nous serons confrontés à des soucis autrement plus importants que tes entreprises aussi hasardeuses que défaillantes, Amarie.

— Elle appartient aux Ténèbres. On ne sait jamais dans quel sens le vent va tourner, avec celle-là. C’est comme d’essayer de deviner où une tornade frappera.

— Quand bien même, il faut que je sache si elle va tenter d’entrer en contact avec Lena.

— Pas si. Quand.

Derechef, Amma a fermé les paupières, tout en tripotant l’amulette du collier qu’elle conservait toujours sur elle. C’était un disque gravé de ce qui ressemblait à un cœur surmonté d’une espèce de croix. Le dessin était usé à force d’avoir été caressé à maintes reprises par Amma, comme en ce moment. Elle avait entonné une sorte d’incantation dans une langue que je ne connaissais pas, même si je l’avais déjà entendue. Macon faisait les cent pas, impatient. Je me suis dégourdi un peu dans les hautes herbes, sans émettre un son.

— Je n’arrive à rien, cette nuit. Tout est flou. À mon avis, oncle Abner est de mauvaise humeur. Sûrement à cause d’un truc que tu as dit.

Cette accusation a dû être la goutte de trop, car le visage de Macon a soudain changé. Sa peau s’est mise à luire dans l’obscurité ambiante. Quand il a avancé, ses traits anguleux sont devenus terrifiants, sous le clair de lune.

— Assez ! a-t-il décrété. Une Enchanteresse des Ténèbres est entrée ce soir chez moi. Ce qui, par définition, était impossible. Elle était accompagnée de ton garçon, Ethan. Cela signifie une chose, et une seule : il est doté de pouvoirs. Et tu me l’as caché.

— N’importe quoi ! Ce gamin a des pouvoirs comme moi j’ai des ailes.

— Faux, Amarie. Interroge les Grands. Consulte les os. Il n’y a pas d’autre explication. C’est forcément Ethan. Ravenwood est Scellé. Un Enchanteur des Ténèbres n’aurait jamais dû pouvoir contourner cette barrière sans une protection quelconque, sans une forme d’aide puissante.

— Tu perds la tête. Je te répète que cet enfant n’a aucun don particulier. Je l’ai élevé. Tu ne crois pas que je serais au courant, si c’était le cas ?

— Cette fois, tu te trompes. Tu es trop proche de lui. Cela altère ta clairvoyance. Or, l’enjeu est trop important pour que nous risquions une erreur. J’ai quelques talents moi aussi et je t’avertis : le garçon mérite notre attention.

— Je demanderai aux Grands. S’il a quelque chose, ils ne manqueront pas de m’en faire part. N’oublie pas, Melchizedek, que nous luttons tant contre les morts que contre les vivants. Ce n’est pas une tâche facile.

Elle a de nouveau fouillé son sac à main, d’où elle a extrait une ficelle crasseuse à laquelle était suspendue une rangée de perles minuscules.

— Des os de cimetière. Prends ça. Les Grands y tiennent. Ça protège l’esprit des esprits, les défunts des défunts. Il ne nous est d’aucune utilité, à nous autres Mortels. Donne-le à ta nièce, Macon. Il ne lui fera pas de mal et, si ça se trouve, il tiendra en respect un Enchanteur des Ténèbres.

L’air de se saisir d’un ver de terre particulièrement répugnant, Macon s’est emparé du bracelet entre deux doigts prudents avant de le laisser tomber dans son mouchoir. Puis il a tourné les talons et a disparu. Il s’est évaporé dans la brume du marais comme s’il avait été soufflé par la brise.

16 Lunes
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